Dans les années 50 et 60 au Cameroun, l’ancien président de la république Ahmadou Ahidjo avait instauré par ordonnance no 62-OF-18 du 12 mars 1962 portant répression de la subversion, un climat de terreur au sein de la population. Personne n’osait prononcer le nom du président, alors appelé grand camarade sans être en train de faire ses éloges, autrement c’était impossible, interdit et sévèrement puni. Grace à un réseau de renseignement mis sur pied par Jean Fochivé, directeur du tristement célèbre centre national des études et des recherches (Cener), ceux qui étaient soupçonnés de mal parler du président de la république étaient traqués jusque dans leurs derniers retranchements.
Il arrivait que dans un débit de boisson, des consommateurs se lèvent, abandonnent leurs boissons et fondent dans la nature par peur d’être confondu, juste parce qu’un voisin a prononcé le nom du président à côté de lui ou critiqué une politique. C’était comme si tout à côté de vous vous écoutait, même la porte de la chambre n’était pas très sûr, le proverbe « le mur a des oreilles » avait tout son sens à l’époque.
Ordonnance contre la subversion
Dans un mémoire de Diplôme d’études approfondi en de droit privé fondamental à l’Université de Douala en 2005, intitulé l’infraction politique en droit pénal camerounais, Thomas OJONG explique que dans son acception courante, la subversion s’entend comme l’action de troubler, de renverser l’ordre politique établi. D’après lui : « dans l’ordre politique camerounais, la subversion va plus précisément désigner l’action de s’opposer…. L’adversaire politique, diabolisé et promu au rang d' »ennemi de la nation » parce que s’opposant au projet politique de celui que certains ont appelé le « père de la nation »: c’est le subversif de la législation d’exception mise sur pied en 1962-1963 dite législation antisubversive. Il s’agit d’un instrument répressif redoutable, qui aura marqué d’une manière presque indélébile la vie politique camerounaise. »
Avec cette législation antisubversive dit-il, on sera parvenu à « l’inhibition quasi-totale de toute velléité de contestation politique tout au moins à l’intérieur du pays, car la législation antisubversive va fonctionner comme une véritable épée de Damoclès, dont les citoyens vont intérioriser la présence pour s’autocensurer sur le plan de l’exercice des libertés. » S’agissant du contexte dans lequel est intervenue cette ordonnance, on apprend dans l’œuvre de recherche que« l’ordonnance n°62/OF/18 du 12 mars 1962, portant répression de la subversion, était intervenu à un moment particulier de l’histoire politique du Cameroun, où le pouvoir faisait front à la lutte armée menée par l’Union des Populations du Cameroun (U.P.C.), mais également à de vives protestations politiques orchestrées par certains partis politiques de l’opposition légale. »
L’histoire se répète
Bien évidement l’entrée en vigueur de cette disposition avait été vivement critiquée surtout à l’international. la Commission Internationale de Juristes, que cite le mémoire, avait pressentit que cette ordonnance constituerait « un des principaux moyens par lesquels le Président A. AHIDJO comptait réussir, dans le cadre d’institutions apparemment démocratiques, à éliminer toute opposition et à soumettre les organes gouvernementaux et législatifs (…) au contrôle exclusif d’un parti .»
Huit ans après son arrivée au pouvoir, à la faveur du vent d’Est et des mouvements démocratiques dans le monde, le président Paul Biya abrogea cette Ordonnance par la loi numéro 90-46 du 19 décembre 1990. Il déclara ensuite que les Camerounais n’avaient plus besoin de prendre le maquis pour exprimer leurs opinions. Des actes politiques encore présentés dans les discours comme des signes de démocratisation à mettre au compte de l’homme du Renouveau. Sauf qu’avec le temps, et surtout depuis les crises anglophone et postélectorale, le climat de terreur s’est encore lentement mais surement installé dans la société camerounaise. Jusqu’ici ce climat se ressentait seulement, par la méfiance désormais observée chez des personnes qui se taisent subitement à l’arrivée d’une personne étrangère. Les intimidations se faisaient encore par voie détournées dans les administrations et autres. Mais de plus en plus cet envie de terroriser les populations n’est plus contenue par certains mordus du régime qui ne rêvent que de ramener le Cameroun en arrière.
Les administrateurs à la manœuvre
Le 13 septembre 2019, l’administrateur civil Mfowo Modo Martin Fabrice, sous-préfet de l’arrondissement de Manjo, département du Moungo dans la Région du Littoral, a signé une correspondance adressée à tous les responsables des établissements scolaires de Manjo, avec en objet « mise en garde. Le document « En exécution de la correspondance en date du 28 août 2019 de monsieur le préfet du département du Moungo, recommandant aux enseignants le respect de l’Etat et de ses institutions, J’ai l’honneur de vous faire connaitre que, tout enseignant surpris en flagrant délit de dénigrement de l’Etat et de ses institutions, sera sévèrement puni conformément à la législation en vigueur. »
On y est désormais. Les intimidations ont quitté le registre du verbal pour être désormais écrites. Le sous-préfet, qui se réfère là au préfet qui est sa hiérarchie directe, ne se rend pas compte que c’est lui qui terni l’image de l’Etat, en portant atteinte à la Constitution camerounaise, qui dit dans son préambule que « Nul ne peut être inquiété en raison de ses origines, de ses opinions ou croyances en matière religieuse, philosophique ou politique sous réserve du respect de l’ordre public et des bonnes mœurs. »
Ne pas respecter cette disposition de la Constitution, c’est instaurer de manière insidieuse cet état d’exception connu il y a longtemps, c’est ressusciter la loi sur la subversion, c’est faire reculer le Cameroun de 30 ans en arrière, car il y a 29 ans exactement que le président Biya a abrogé cette loi sur la subversion. C’est vrai que le contexte qui avait poussé le président Ahidjo à signer cette ordonnance sur la subversion est aujourd’hui le même, à savoir un contexte de vive contestation politique, et également un conteste de diabolisation de tous ceux qui ne sont pas d’accord avec la gouvernance actuelle.Mais il reste une constante, c’est que le président Paul Biya que d’aucuns veulent défendre becs et ongles, a lui-même dit que personne ne devrait plus être inquiété pour ses opinions. Si son administration lui refuse tout, il faudrait lui accorder au moins le mérite d’avoir fait cette déclaration, et cesser de vouloir être plus royaliste…que le Roi.
Roland TSAPI