Crise anglophone : Ayuk Tabe et la peine à perpétuité
La prison à vie ! C’est la sentence prononcée par le tribunal militaire le 20 août 2019 contre Sisuku Julius Ayuk Tabe et 9 de ses coaccusés, à l’issue d’un procès ouvert depuis 9 mois. Il se présentait comme leader séparatiste qui réclame l’indépendance du Cameroun anglophone.
Après les manifestations corporatistes qui ont commencé en octobre 2016 à Buéa et Bamenda, capitales des régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest respectivement, Sisuku Ayuk était soudainement apparu sur la scène avec la radicalisation de la crise. Informaticien de profession, il avait travaillé pendant dix ans au sein de la Société nationale d’électricité du Cameroun, la Sonel devenue Eneo, avant de s’exiler en 2006 au Nigeria, où il a travaillé pour le groupe informatique américain Cisco. Il est nommé président intérimaire des séparatistes à la suite d’une réunion tenue au Nigéria en juillet 2017, avec pour mission de séduire une communauté internationale très réticente à accompagner la naissance « d’un État-confetti issu d’un conflit culturel » d’après les termes de Jeune Afrique. Mais Abuja qui ne connaissait que trop bien la capacité de nuisance des groupes séparatistes prit peur, et ne voulait pas que son sol soit considéré comme la base arrière pour la déstabilisation d’un pays voisin. Surtout que la lutte contre la secte Boko Haram avait déjà rapproché le Nigéria et le Cameroun dans l’échange des informations, le droit de poursuite et la coopération judiciaire.
Interpellation
Ce contexte joua en défaveur de Sisuku Ayuk Tabe, et il sera interpellé avec 46 autres indépendantistes à Abuja la capitale nigériane en janvier 2018, par les services de renseignement nigérians. Ils avaient ensuite été transférés à Yaoundé, et leur procès s’est ouvert en décembre de la même année. Depuis lors les audiences sont allées de report en report, les accusés ne se reconnaissant pas Camerounais, et estimant par conséquent que le tribunal militaire de Yaoundé était incompétent pour les juger. Malgré un recours à ce sujet qui restait pendant devant la Cour Suprême, le juge Jacques Baudouin Misse Njone et ses assesseurs ont au cours de l’audience du 19 août, décidé d’une condamnation à vie pour Sisuku Julius Ayuk Tabe et ses neuf co-accusés. Une condamnation assortie d’une amende de 250 milliards de francs CFA à payer au titre du préjudice causé.
La décision a été prononcée vers 5h30 du matin mardi 20 août, à l‘issue d’une audience qui aura duré près de 16h. Les accusés sont reconnus coupables des dix chefs d’accusations retenus contre eux à savoir « apologie des actes de terrorisme, sécession, complicité d’actes de terrorisme, financement des actes de terrorisme, révolution, insurrection, hostilité contre la patrie, propagation de fausses nouvelles, atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État, défaut de Carte nationale d’identité ».
Quid du dialogue ?
9 mois de procès, et au total 17 mois depuis la déportation des accusés du Nigéria. Dans l’intervalle, la crise anglophone a gagné du terrain, pris des proportions incontrôlables, fait des morts et des déplacés, provoqué l’émoi de la communauté nationale et internationale. Les analystes en sont arrivés à conclure que la solution à cette crise n’était ni judiciaire ni militaire, mais plutôt politique. L’idée du dialogue a été avancée et soutenue, assortie des conditions parmi lesquelles la démilitarisation des zones en crise et la libération inconditionnelle des détenues dans ce cadre.
La justice vient d’avoir la main lourde, avec une condamnation qui peut devenir un couteau à double tranchant. Elle veut sans doute être sans pitié, en montrant un exemple de sanction à toute velléité sécessionniste, mais le revers peut aussi être la radicalisation sur le terrain. Il n’avait pas échappé aux uns et aux autres que les violences avaient doublé d’intensité sur le terrain en janvier 2018, quand ces leaders avaient été extradés du Nigéria vers le Cameroun, et surtout quand leurs avocats étaient restés sans nouvelles d’eux. L’une des revendications des sécessionnistes alors, était sa libération, qui n’est toujours pas oubliée aujourd’hui. Il est vrai que dans l’intervalle, les dissensions n’ont pas manqué, qui ont diminué l’influence que Ayuk Tabe avaient sur les combattants.
La sentence prononcée en ce moment où l’on fait des pieds et des mains pour que les élèves regagnent les classes pour la rentrée scolaire 2019/2020, n’est pas pour favoriser le retour à la normale de la situation.
Calculs politiques
Mais derrière cette condamnation il peut y avoir aussi un calcul politique. Le pouvoir de Yaoundé veut peut-être jouer la carte de la grâce présidentielle. Le schéma consisterait alors à infliger la peine la plus lourde possible, rester sourd à tous les cris et laisser monter la pression. A l’occasion du discours de fin d’année, le président userait alors des prérogatives que lui confère la Constitution pour gracier certains, commuer la peine de prison à vie en peine de 20 ans pour d’autres par exemple. Les officines de communication enverraient alors des émissaires choisis pour la cause sur les plateaux de télévision pour chanter les louanges du Prince, le décrire comme le mendiant de la paix, le bon père de famille qui sait pardonner, le rassembleur qui veut que tous les enfants reviennent à la maison.
Il ne restera plus au président de la république que d’en tirer les dividendes politiques, en tentant par cette faveur spectaculaire de faire oublier toutes les peines infligées antérieurement, et donner l’impression de vouloir décrisper l’atmosphère. Le scénario pourra bien marcher, permettre au Pouvoir de répondre à certaines exigences sans donner l’impression de céder aux pressions, mais c’est sera perdre de vue qu’entre temps les souffrances des populations n’auront pas diminué.
Roland TSAPI