« La loi doit-elle s’arrêter aux portes de la prison ? » Cette question se pose de manière plus urgente au Cameroun en cette année 2019, avec des arrestations et détentions qui se multiplient à volonté. Et chaque contingent qui arrive crée de nouveaux problèmes à gérer, alors que les prisons sont déjà en surpopulation. La prison centrale de Kondengui à Yaoundé par exemple, conçue pour 15 00 places abritait déjà au 28 août 2015 4324 détenus. Un nombre qui en soi est déjà une violation des détenus.
Prisonniers de luxe
Mais au problème de promiscuité, s’est ajouté depuis toujours celui de la discrimination. Ce que dénonce aujourd’hui l’Organisation civile pour la transparence dans les affaires publiques. L’organisation relève que les prisonniers au Cameroun et en particulier dans les villes de Douala et Yaoundé sont traités selon la nature de leur délit. Dans un manifeste récemment rendu public,elle dit :« Nous avons constaté que les prisons camerounaises sont catégorisées en deux types à savoir les prisons bien aménagées comme des hôtels 3 étoiles, et les prisons insalubres qualifiés de ghetto ou encore Guantanamo. Les prisonniers accusés de détournement des fonds publics évalués à des milliards sont logés dans les prisons Vip où ils mènent la grande vie et organisent des fêtes d’anniversaire. Alors que ceux qui ont commis des petits vols à cause de la misère et de la pauvreté engendrées par ces détournements de fonds sont logés au Guantanamo. » L’organisation fait allusion dans sa sortie pas des prisons entières, mais des quartiers ou cellules de ces prisons. Le pouvoir ayant en effet entrepris d’aménager des quartiers spéciaux dans les prisons des capitales politiques et économiques, pour accueillir ce qui dans le langage camerounais appelé prisonniers de luxe.
Déni de l’égalité devant la loi
Ce traitement discriminatoire des prisonniers ne sied pourtant à aucune loi écrite, au contraire elle se fait en violation flagrante de la loi suprême du Cameroun. La Constitution dans son préambule, énonce au tout premier point que « tous les hommes sont égaux en droits et en devoirs. L’Etat assure à tous les citoyens les conditions nécessaires à leur développement. »Malgré cette disposition Constitutionnelle, le pouvoir de Yaoundé a non seulement instauré dans les prisons cette pratique, qui se perpétue chaque année, mais en regardant plus loin dans les textes, on se rend même compte que cette logique de deux poids deux mesures a été finalement actée.
Dans la loi n° 2011/028 du 14 décembre 2011 portant création d’un tribunal criminel spécial, l’article 2 dit que ce tribunal est compétent pour connaître, lorsque le préjudice est d’un montant minimum de 50.000.000 F CFA, des infractions de détournements de deniers publics et des infractions connexes prévues par le Code Pénal et les Conventions Internationales ratifiées par le Cameroun.L’article 18 alinéa 1 consacre la discrimination en ces termes : « En cas de restitution du corps du délit, le Procureur Général près le Tribunal peut, sur autorisation écrite du Ministre chargé de la Justice, arrêter les poursuites engagées avant la saisine de la juridiction de jugement.»
Deux ans après l’adoption de cette loi par l’assemblée nationale et la promulgation par le président de la république, ce dernier signait le Décret N° 2013/288 du 04 septembre 2013 portant modalités de restitution du corps du délit. Ce décret précise à l’article 4 alinéa 1 que La restitution peut être faite en numéraires ou en nature, alinéa 2 qu’Elle est en numéraires lorsque le mis en cause restitue la totalité de la somme qui lui est imputée ou restitue la contre-valeur en numéraires d’un bien meuble ou immeuble et alinéa 3 qu’elle est en nature lorsque le mis en cause restitue les biens meubles ou immeubles dont l’évaluation correspond au montant de la somme qui lui est imputée.
Incitation au détournement
Avec la mise en application de ces lois et décret, l’énoncé premier du préambule de la constitution perd tout son sens. Les hommes ne sont plus égaux en droit et en devoir. Il y a désormais des vols importants, dont les cas doivent être traités dans un tribunal spécial ; et il y a des vols à la tire, les petits larcins, dont les cas doivent être traités avec sévérité. Désormais, plus on vole surtout quand il s’agit des deniers publics, plus on a des chances de ne pas aller en prison. Une situation qui encourage plutôt les délinquants à col blancs. Si l’un a déjà détourné pour 40 millions de francs, il préfère pousser plus loin à 50 millions, pour ne plus être comptable que devant le Tribunal criminel spécial au cas où il est rattrapé, et à ce niveau il pourra toujours tronquer son incarcération contre les immeubles et les terrains acquis avec cet argent, qu’il a déjà exploités et gagné plus du double de la somme qu’il remboursera. Et si jamais il va en prison, il peut toujours être sûr qu’il bénéficiera d’un traitement princier, une cellule vip sera aménagée pour lui, ce qui est mieux que de se retrouver au ghetto ou au Guantanamo en détournant seulement quelque centaine de millions.
Etienne LE ROY disait que « La prison est la face maudite de la justice », il n’y a rien de plus vrai que cela au regard de ce qui se passe dans les prisons camerounaises, où le traitement des détenus pousse à commettre des délits plus gros et bénéficier d’un traitement de faveur.
Roland TSAPI