Les milieux carcéraux sont de véritables no man’s land au Cameroun, ou les pénitenciers ont unilatéralement fixé les règles de fonctionnement, face à la démission de l’Etat face ses responsabilités

Une scène anodine se déroule à la prison de New Bell à Douala un jour d’octobre 2019. Un jeune camerounais est littéralement agressé verbalement par ses codétenus, qui menacent de ne plus le protéger s’il ne paye pas la somme de 200 000 qu’ils lui demandent. Cette somme, d’après ceux qui la réclament, représente les frais de prise en charge de ce nouveau pensionnaire depuis son arrivée le 2 octobre 2019. Dans les détails, celui qui se présente comme le bienfaiteur dit avoir payé entre autre les droits d’hygiène, le droit d’autorité, le droit de corvée, sans oublier le mandat.

Le droit de d’hygiène, c’est pour d’après eux avoir la possibilité d’aller aux toilettes dans des conditions minimales, avec du papier hygiénique et de l’eau, pouvoir se laver et laver ses effet personnels, manger une nourriture autre que le riz maïs des prisonniers, boire de l’eau potable.Le droit d’autorité met le nouveau venu sous la protection d’un autre prisonnier qui a réussi à s’imposer dans le milieu carcéral et qui protègera le nouveau venu contre les agressions, y compris sexuelles, contre toute sorte de brimade comme la confiscation de la nourriture et autres. Le droit de corvée est payé pour échapper aux sales besognes, comme vider les seaux des déchets humains laissés par ceux qui se soulagent dans les cellules, laver les habits des plus forts, subir toute autre punition dont le répertoire est large. Le mandat lui, c’est un espace pour se coucher, ailleurs qu’au sol que ce soit dans une cellule ou dans la cour, parce qu’il y a d’autres qui passent la nuit dans la cour, debouts, assis ou couchés c’est leur problème.

                                                                    prison de New Bell

Ailleurs ce n’est pas différent. Un pensionnaire de la prison centrale de Kondengui à Yaoundé se confiait en 2017 à un journaliste du journal Le Monde Afrique, en ces termes : « Dans les quartiers si tu veux avoir où dormir, tu payes 3 000 Francs CFA au maire et à son équipe. Tu as l’adjoint aussi, et le commissaire. Eux c’est des anciens qui sont là depuis 10 ou 20 ans. Sinon tu vas dormir debout parfois dans la cour… et tu vas faire la corvée. Tu vas laver les toilettes, les cacas, les pipis et tout et tout. »

Etat de non droit…

En somme, l’arrivée dans la prison de New Bell, de Kondengui ou ailleurs dans le pays est semblable à un déménagement, à la seule différence que le prisonnier n’y amène pas ses effets, il doit tout acheter sur place. Ne demandez surtout pas à qui, puisqu’officiellement l’Etat qui est propriétaire de la prison ne vent rien ni aucun service à l’intérieur, mais il faut être bien préparé financièrement pour s’y installer. La raison de tout cela, c’est simplement qu’au Cameroun, tous les droits humains s’effacent à l’entrée de la prison. Le prisonnier laisse tout derrière lui et rentre désormais dans un autre Etat, avec ses lois et règlements qui n’ont rien à voir avec ce qui est prévu dans les lois et règlements de l’Etat Cameroun.

La prison est ainsi une véritable Etat dans un Etat, et entre les deux Etats il y a même des accords. Il y a par exemple les accords de non-ingérence, qui prévoient que l’un ne se mêle pas des affaires de l’autre. C’est pourquoi en prison il y a toute une administration, pour ne pas dire un gouvernement parallèle. Les activités qui se mènent en prison ne sont illégales que pour les étrangers comme les ressortissants de l’autre Etat, mais dans cet Etat carcéral tout est normal. La drogue, l’homosexualité, tous les trafics et tout le commerce sont contrôlés par les maîtres des lieux, et les gardiens de prisons n’ont pas le droit d’après le pacte de non-ingérence, de les gêner dans leurs affaires. Toutes les lois et tous les règlements imposés au nouveaux détenus sont connus de l’administration pénitentiaire, mais elle ferme l’œil, cela ne la regarde pas.

…et accords de coopération

Les frontières entre les deux Etats sont gardées côté Cameroun par le personnel de l’administration pénitentiaire, et côté Etat de la prison par des « chefs », qui sont généralement les condamnés à vie, ceux qui purgent des peines de 30 ans et plus, et qui ont surtout une ancienneté au-delà de 5 ans dans cet Etat. Le visiteur est contrôlé à la frontière où il laisse certaines pièces et effets, paye le visa avant de traverser la grille, derrière laquelle il est accueilli par les gardes de l’autre côté, à qui il faut payer le droit de visite, solliciter un taxi et lui donner l’adresse exacte de sa destination, ou plutôt le nom et le numéro de la cellule de celui qui reçoit la visite.Les relations entre l’Etat Cameroun et l’Etat prison sont même très conviviales, et il existe entre eux certains  gentlemen agreement, pour la tranquillité de tous.  Certains parmi les citoyens de l’Etat prison deviennent les relais de l’administration pénitentiaire chargés de la surveillance des portes ; pour éviter l’émigration clandestine à travers les grilles comme celles de Ceuta et Melilla.

Vaine unité des discours

Ceux qui à longueur de journée parlent d’un Cameroun un et indivisible semblent oublier cette réalité, celle de l’existence de plusieurs Etats dans le Cameroun. Ceux qui parlent de l’unité semblent n’avoir à l’esprit que les frontières et les tracés administratifs, ils oublient que l’unité c’est aussi l’application uniforme de la loi, le respect des droits des uns et des autres où que l’on se trouve sur le territoire camerounais, que l’on soit en prison où en liberté.

Ce qui se passe dans les prisons, et qui n’est pas ignorée du pouvoir, laisse penser que cela est approuvé et peut ainsi continuer. Malgré les cris des ex détenus sur les conditions de détention, malgré les dénonciations des avocats et des journalistes, malgré les actions de la société civile et  des défenseurs des droits de l’homme, malgré les alertes à l’endroit des pouvoirs publics sur l’existence de ces Etats dans l’Etat,  la situation évolue de mal en pis d’années en années. Les projets d’extension des prisons ne semblent pas une préoccupation ni pour le ministère de la justice, ni pour les institutions étatiques comme l’Assemblée nationale et le Sénat.

Pourtant dans ces lieux, les Camerounais souffrent, livrés à aux mêmes, ou plutôt livrés entre les mains des fauves qui n’ont plus rien à perdre et pour qui la dignité humaine n’a plus de valeur. Une chance a même été donnée aux acteurs de la justice pour en parler et faire des propositions lors du grand dialogue nationale, mais la commission juridique n’a pas trouvé mieux que d’adopter comme recommandation  la traduction des textes, préférant garder les yeux fermés  sur la situation des prisons, que les prisonniers eux-mêmes appellent l’enfer sur terre.

Roland TSAPI